Que dire de l’impact appréhendé de la lutte aux changements climatiques, puisqu’il faudra nécessairement redéployer la localisation des nouveaux projets immobiliers urbains vers les sites vacants ou sous-utilisés du bâti existant sans risque de le balafrer irrémédiablement ? L’étalement zéro que nous recherchons depuis longtemps et que nous devrions atteindre d’ici 2050 (trop loin, trop tard) ne sera possible qu’à cette condition.
L’urbanisme des cœurs de villes et villages devra être revu de fond en comble. Il est temps de rappeler que le succès actuel et pérenne d’un nouveau projet d’aménagement devrait être résolument et simplement sa capacité de s’intégrer harmonieusement dans son milieu d’accueil, qu’il soit naturel, agricole ou urbain. C’est simple, efficace et surtout universel en ce sens qu’il fait de l’urbaniste le médecin de la ville. Hier appelé le mouvement « Ville et village en santé », aujourd’hui devenu « La santé durable », laquelle dépend encore et de plus en plus de notre génétique bien sûr, mais aussi et surtout si nous voulons la conserver longtemps, des facteurs suivants sur lequel nous avons du pouvoir : l’alimentation, l’exercice physique et mental, le milieu de vie sain (nature, environnement, propreté, beauté…). Là-dessus, urbanistes et médecins démontrent aujourd’hui leur volonté respective de travailler ensemble pour le bien commun.
Illustration de gauche – Formation de l’agglomération de Montréal. De bas en haut : 1- Bourg d’origine (Vieux-Montréal). – 2- Formation des premiers faubourgs à l’est, à l’ouest et au nord du bourg primitif. – 3- Émergence du tissu suburbain avec la formation de la banlieue-jardin de Mont-Royal. – Source : Adapté de Charney et al. (1990) ; Marsan (1983)
Illustration de droite – Analyse diachronique de la formation du bourg. De bas en haut : 1- Établissement du premier bourg en 1685. – 2- Le bourg fortifié, ses places publiques, ses institutions, ses jardins et ses maisons de bourg en 1725. – 3- Démantèlement des fortifications et nouveaux parcours d’implantation du bâti en 1815. – Source : Samir Ziani
Une référence indispensable
Le livre de François Racine et de ses collaborateurs fait époque en corrigeant certaines lacunes graves dans nos modes d’intervention sur les tissus urbains et villageois hérités d’une longue maturation au cours de notre histoire. Et que dire des interventions impromptues en milieu naturel, lesquelles ont pris des milliers d’années à parvenir à leur état d’équilibre comme les marécages, les forêts anciennes et les paysages ruraux, ceux-là datant seulement de quelques siècles ?
Ce bouquin des Presses de l’Université du Québec nous l’avons parcouru avec lenteur et plaisir, pour en comprendre la ligne éditoriale raffinée et déterminante dans notre longue marche vers des paysages et des milieux de vie québécois réussis d’ici la fin du présent siècle.
L’urbanisme est non seulement la science du temps long, mais aussi et surtout une discipline beaucoup plus compliquée à gérer dans une société démocratique que dans une société autoritaire, en raison des consultations publiques et des débats nécessaires qu’elles suscitent. Cela explique aussi le temps long.
Le nombre imposant de collaborateurs qui ont participé à cette grande aventure à la fois culturelle et scientifique milite en faveur d’en faire un ouvrage de référence auprès de tous les professionnels et administrateurs impliqués dans la gestion quotidienne et à long terme de la fabrication toujours plus raffinée de nos milieux de vie. Un projet complexe, emballant, rentable pour toute la société.
La donne a changé avec les changements climatiques. Nous avons maintenant 50 ans pour guérir et embellir nos territoires en les parachevant plutôt qu’en les étalant. Nous osons conclure notre propos par un reproche quant à notre goût effréné pour le court terme. La démocratie municipale demeurera encore longtemps notre meilleur frein à la bêtise par la sage utilisation des offices de consultation publique concernant les modifications importantes au cadre réglementaire. L’urbanisme demeurera la science du temps long, de la prudence, mais aussi de l’audace et de la vision du futur que nous désirons pour le territoire que nous voulons ensemble continuer de gérer et de protéger pour les prochaines générations.
Exemples de variantes de la maison de faubourg à toit mansardé.
1-2-3 Variante de position relative sur parcelle d’angle, faubourg Saint-Sauveur, Québec. 4- Variante diatopique de type de maison mansardée à Baie-Saint-Paul. – Photos : Pierre Gauthier
Merci à François Racine et ses collaborateurs François Dufaux, Pierre Gauthier, Daniel Lacroix, Pierre Larochelle, Philippe Lupien, Geneviève Vachon et Robert Verret d’avoir réussi rigoureusement à produire ensemble cet ouvrage pour réguler nos processus quotidiens d’entretien et de transformation de nos paysages culturels et de rendre tous les nouveaux projets de développement acceptables, voire exemplaires. C’est cela l’insertion harmonieuse de nouveaux projets d’aménagement ou de rénovations majeures des cadres de vie habités de nos territoires dans le respect intégral de la nature, des paysages déjà humanisés et du cadre bâti ayant un sens historique et patrimonial qui en fait un lieu unique au monde. Milieu de vie et qualité de vie vont de pair ! Un enjeu de santé publique et de bonheur.
Un souffle d’espoir à poursuivre absolument
Voilà bien l’un des meilleurs ouvrages que j’aie reçus depuis longtemps sur la façon de choisir et de concevoir les projets de construction et de réaménagement de l’espace urbain hérités de nos prédécesseurs, en les magnifiant plutôt qu’en les enlaidissant. Comme pour une opération chirurgicale de greffe de nouvel organe chez un patient en médecine, les urbanistes doivent monter un dossier rigoureux sur la génétique urbaine, ses caractéristiques essentielles et son état de santé général. L’écosystème urbain âgé résulte d’un équilibre entre ces parties. Vaut mieux dans de telles opérations préserver l’équilibre fonctionnel et esthétique plutôt que de provoquer un phénomène de rejet qui à moyen ou long terme peut conduire à l’autodestruction d’un quartier. Enfin un ouvrage qui aide l’urbaniste municipal à se questionner sur l’origine et l’évolution du site d’accueil d’une opération urbaine afin d’obtenir les effets positifs espérés.
Ce document extrêmement bien conçu, fort documenté et facile à suivre dans son raisonnement devrait faire partie de l’arsenal des praticiens appelés à gérer la ville et son évolution dans le temps et dans l’espace. Vivement un exemplaire dans nos bibliothèques.
Ce n’est pas tout de construire la ville au bon endroit, encore faut-il y insérer harmonieusement les projets d’insertion dans le respect total des milieux d’accueil. Les nouvelles constructions viendront ainsi conforter les résidents du secteur et leur fierté concernant la valeur intrinsèque de leur milieu de vie. Ainsi ils voudront eux aussi participer à l’évolution positive de leur paysage immédiat et de leur milieu de vie en peaufinant leurs propriétés. Il y a urgence en la matière, car à l’ère du développement durable et de la lutte aux changements climatiques, refaire « la ville sur la ville » prend tout son sens. Un enjeu de société urgent, mais aussi très stimulant. Nous avons 50 ans pour imaginer, planifier et réussir ce grand chantier.
Illustration de gauche – Cadre bâti et espaces libres. 1- Masses bâties – 2- Réseau des espaces libres. – Source : Adapté de Charney et al. (1990)
Illustration de droite – Secteur de triplex dans le quartier Limoilou, Québec. – 1- Organisation du tissu selon une trame d’îlots rectangulaires avec ruelle en H. – 2- Triplex mitoyens et logements à plan rectangulaire et à plan en L. – Source : Després et al. (2014)
Les conséquences négatives du réchauffement climatique sont non seulement à nos portes, mais déjà entrées dans la demeure. Pour effectuer ce virement à 180°, nous avons besoin du manuel d’instruction indispensable pour imaginer et coordonner des centaines de projets sensés de développement, de densification intelligente, de reconstruction des espaces vides et contaminés de nos quartiers existants en voie de parachèvement, de nouveaux modes de transport plus efficaces et beaucoup mieux intégrés aux trames urbaines. Voilà tout le sens de l’économie circulaire ; nos dépotoirs déjà surchargés seront soulagés.
D’abord l’ouvrage et son contenu
Ce livre est un compendium de connaissances scientifiques sur la genèse de l’empreinte des humains sur les paysages naturels, agricoles et culturels du territoire, quels que soient leur échelle et leur lieu. La géographie n’est-elle pas d’abord l’étude des relations bidirectionnelles entre l’homme et la nature selon les sociétés et les lieux considérés ? Comment mieux comprendre les milieux d’accueil de tout nouveau projet de développement afin de minimiser les impacts négatifs potentiels et de maximiser les impacts positifs pour l’ensemble des intervenants ? Un livre stimulant pour cette raison.
L’ouvrage constitue un cursus de connaissances théoriques et historiques sur l’évolution des villes et villages du Québec, tout en fournissant des exemples réussis d’interventions qui ont sensiblement amélioré le paysage et le fonctionnement de nos établissements humains. Inspirez largement de l’école italienne et des travaux québécois sur la morphogenèse des villes, le document qualifie la plupart des grands quartiers urbains réussis hérités de notre histoire. Il nous permet alors de magnifier de grands gestes volontaires d’aménagement qui caractérisent encore le paysage humanisé québécois.
Photos de gauche – Évolution de la typologie du bâti et de la forme urbaine dans le quartier des grands jardins, Montréal. – 1- La villa. – 2- La maison en rangée. – 3- l’architecture contemporaine hybride. – Photos : François Racine
Photos de droite – Évolution des types de bâtis à Sillery, Québec. – 1- Maison villageoise implantée à Bergeville. – 2- Pavillon de banlieue de la première génération de lotissement suburbain. 3- Pavillon de banlieue de la deuxième génération de lotissement suburbain intégrant le garage. – Photos : Robert Verret
Quelques exemples au fil du temps :
- Le Trait carré de Charlesbourg conçu par l’intendant Jean Talon (aujourd’hui classé site historique patrimonial).
- Le système d’établissement agricole en « rang d’habitat » (unique au Québec). Ils en existent plus de 10 000 et couvrent à peu près tout notre territoire agricole (selon Louis-Edmond Hamelin dans son ouvrage sur le Rang d’habitat) et aujourd’hui menacés par les regroupements des exploitations agricoles.
- Le modèle des « townships » des Cantons de l’Est à la suite de l’implantation des loyalistes britanniques fuyant l’indépendance américaine.
- Le Vieux-Québec historique classé patrimoine mondial de l’UNESCO en 1985 et considéré comme un modèle universel et pérenne d’établissement humain réussi que l’on doit à deux régimes impériaux d’avant et d’après la conquête, protégé de nos jours par trois paliers de gouvernements (sur la liste des villes UNESCO du patrimoine mondial).
- Le Vieux-Montréal issu aussi du fleurissement des affaires commerciales et industrielles de l’Angleterre avec son secteur de la finance et des banques.
- L’arrivée de centaines de milliers de bungalows (après-guerre 1939-1945), le boom démographique à loger d’urgence, amplifié par l’état lamentable de l’habitat urbain des quartiers centraux à la suite des effets combinés de la crise économique des années 1930 et de l’effort de guerre.
- On peine encore aujourd’hui à freiner cet éclatement des villes (étalement urbain), mais l’urgence d’agir est incontestable.
- La prise de conscience généralisée face aux conséquences terrifiantes de nos comportements suicidaires face à la destruction des milieux naturels et agricoles (dans la ceinture maraîchère). De plus, la surconsommation effrénée de biens non essentiels et non durables, souvent peu utiles, et la croissance incontrôlable des coûts d’investissement et d’entretien des infrastructures requises par les modes d’aménagement en saute-mouton et de très faible densité sur des espaces considérables. Un poids économique, financier et environnemental énorme dont on mesure à peine les conséquences sur la gestion et le financement des villes en pleine crise nationale du logement.
- L’absence jusqu’à tout récemment de vision claire et précise des mesures législatives à adopter pour maîtriser ces phénomènes d’éclatement des paysages. Vivement des orientations gouvernementales (PNA) revues et corrigées à l’intention des municipalités pour soutenir nos pratiques d’occupation des territoires. Vivement un retour aux sources de l’imagination en s’appuyant sur celle de la vision du bassin Grands Lacs/Saint-Laurent proposée par l’architecte Phil Enquist, associé au bureau de Chicago de SOM, responsable de la conception et de la planification urbaines.
- S’inspirer des prescriptions de préservation et d’aménagement d’unités géographiques globales et cohérentes comme la vallée de la Loire dont tout le bassin versant de 280 km a été reconnu en 2000 Patrimoine mondial UNESCO.
Une occasion rêvée de remettre vraiment au goût du jour et au sommet des priorités la gestion raisonnable des patrimoines bâtis et aménagés accumulés au fil des siècles.
Exemple de séance de codesign pour l’aménagement d’un espace public. – 1- Précédents urbains, caractère désiré et usage. – 2- Séance de travail en équipe. – 3- Prototypage de la vision d’aménagement. – Photos : François Racine, Priscilla Ananian et Sinisha Brdar
Pour un état exemplaire
Remettre la gestion raisonnée de nos bâtiments d’exception aujourd’hui voués à l’abandon, à la destruction, à l’effondrement parce qu’ils sont généralement sans utilité autre qu’esthétique et encore. Nous réitérons notre suggestion maintes fois répétée de dresser une liste exhaustive de tous les ensembles patrimoniaux en mal de vocation à la Société québécoise des infrastructures (SQI) qui doit loger tous les services de l’État et de ses mandataires, et recommander d’y localiser ses nouveaux besoins d’espace. Autant d’occasions de création.
Ces lieux menacés se retrouvent généralement dans les centres-villes anciens, les cœurs de village, les rues principales, les zones industrielles et commerciales obsolètes, et même les terrains contaminés abandonnés à leur sort. Ils pourraient constituer ensemble des priorités d’intervention dans un plan d’action concerté pour la mise en œuvre rapide de tous ces projets.
Du diagnostic au plan d’action : conclusion générale
La commande est énorme et nous aurons besoin au Québec et au Canada d’un plan stratégique doté d’une vision claire face au désastre annoncé de l’inaction, et sur la seule façon d’y résister par une occupation plus raisonnable et généralisée des territoires nationaux. Surtout si l’on devait décider d’accepter des millions de nouveaux Canadiens d’ici la fin du siècle en provenance des pays surpeuplés, en proie à des crises politiques ou inondés massivement par le réchauffement de la Terre et la fonte des glaciers déjà entamés. Un phénomène qui pourrait provoquer de graves disparitions des meilleures terres agricoles situées dans les deltas des plus grands fleuves du monde (exemple du Bangladesh dans les deltas du Gange et du Brahmapoutre). Un problème mondial qui commande une action planétaire a commencé ici même dans chacun de nos pays d’accueil.
Une vision claire et un plan d’action efficace auxquels sont conviés Vivre en ville, les universités québécoises, Alliance Ariane, les ordres professionnels et conseils de ville, ministères provinciaux et fédéraux, les gens d’affaires regroupés, les banques et entreprises, et l’État pour superviser l’intérêt supérieur du Québec… Un dossier supra-partisan vers une coalition nationale et des ententes planétaires.